Le bio est-il devenu une industrie comme les autres ?

Vous aussi, vous commencez maintenant à soupçonner que le bio est devenu une industrie comme les autres ? Vous avez compris par exemple que dans un produit bio en France, il n’y a que 10% de vraies substances biologiques non transformées. On va prendre un exemple et vous expliquer ça.

Je viens de regarder une crème pour le corps. J’ai pris quelque chose comme il faut, c’est bio, ça s’appelle Biosecure, je l’ai achetée dans un magasin bio. En fait, c’est une marque française, assez diffusée sur internet et même en grande distribution car ce n’est pas très cher, fabriquée par le laboratoire français Biopha qui s’est spécialisé en cosmétique bio, et a pour produit phare l’Aloe Vera, promouvant une filière de production bio et équitable d’Aloe Vera au Mexique. C’est un exemple assez représentatif avec le label français Ecocert-Cosmebio, et avec l’indication que c’est non testé sur les animaux (au passage, c’est une obligation en Europe depuis quelques années, j’en reparlerai une autre fois). Cette certification implique que plus de 95% des ingrédients sont d’origine naturelle mais que  10% sont issus de l’agriculture biologique. Donc ça a l’air plutôt bien. Quand on est profane et qu’on regarde l’étiquette, on est un peu refroidi en voyant une liste de 20 ingrédients, tous avec des noms barbares. Et je ne sais pas d’où ils viennent, je ne sais même pas où les ingrédients sont fabriqués et encore moins comment. Bon, les noms barbares, ce n’est pas alarmant car les noms des ingrédients doivent être indiqués selon la nomenclature officielle INCI qui est un mélange de noms latins et de noms anglais. Et cette nomenclature obligatoire est au contraire plutôt rassurante, car cela permet au consommateur d’avoir une idée de ce qu’il y a dans le produit.

En fait, le consommateur veut des crèmes blanches, laiteuses, onctueuses, qui sentent bon et c’est pour ça qu’on a une partie de ces ingrédients. On a aussi envie que ça marche, de sentir que c’est efficace très vite, donc on est prêt à être open. Mais quand même, si on a plus de 20 ingrédients dans un plat, on se dit mais pourquoi ? Pourquoi ce n’est pas plus simple, plus brut ? Et encore, de nombreux cosmétiques en comptent 30 ou 40. Vous imaginez une recette de gâteau avec 30 ingrédients ? C’est le cas en pâtisserie industrielle mais pas dans les préparations artisanales.

Dans une crème, il y a généralement une base qu’on appelle les excipients et qui comprend en principe une phase aqueuse, une phase grasse, des émulsionnants ou gélifiants, et des humectants. C’est ce qui donne l’essentiel de la sensation d’hydratation, c’est la grande majorité du contenu du produit. Il y a ensuite des principes actifs selon l’objectif du produit, qui sont en quantité beaucoup moins importante, voire minime. Et puis il y a les additifs qui sont des parfums, des conservateurs et des colorants, et qui servent notamment à la sécurité du produit, à sa qualité microbiologique. Dans un produit naturel ou bio, on devrait normalement trouver des eaux florales comme phase aqueuse, des huiles végétales comme phase grasse, des émulsionnants naturels comme de l’avoine, des gommes végétales comme gélifiants, des humectants naturels comme de la glycérine végétale, et pas beaucoup de conservateurs et de colorants de synthèse.

On va regarder plus en détail, cette liste de noms INCI, la fameuse nomenclature internationale des produits cosmétiques. Et le fabricant n’indique pas les quantités, mais il doit faire apparaître les ingrédients par ordre décroissant, comme pour l’alimentaire, sauf pour les petits ingrédients en dessous de 1%. Comme je ne suis pas chimiste, je suis assez profane, donc nous allons découvrir ensemble. Alors : le palmitate d’isopropyle, c’est un agent épaississant, émollient, étalant, lubrifiant, hydratant, il peut être dérivé de source végétale, même si le premier producteur mondial, c’est BASF, plus gros chimiste allemand. Cet ingrédient est fabriqué, comme son nom l’indique un peu, à partir d’huile de palme (d’acide palmitique plus précisément, avec de l’alcool isopropylique). C’est intéressant pour un préparateur, car c’est antistatique, donc cela contribue à stabiliser l’émulsion entre huile et eau. Ce n’est pas un produit mauvais en soit, il est très utilisé car il apporte une sensation immédiate de douceur. Par contre, c’est un produit assez épaississant, donc il peut empêcher la peau de respirer correctement. Il va avoir tendance à obstruer les pores de la peau (c’est comédogène), il ne faut donc clairement pas en abuser. C’est facile et pas très cher, mais si vous avez de l’acné par exemple, c’est à éviter, ou du moins éviter les produits qui en contiennent beaucoup.

Ensuite, on trouve du caprylic/capric triglyceride qui est assez largement utilisé dans les crèmes, c’est une « huile neutre » estérifiée. C’est un émollient aussi, peu allergène, qui existe sous forme naturelle ou synthétique. Il est obtenu à partir d’huile de palme et d’huile de noix de coco hydrogénée et hydrolysée. On le trouve souvent, car il sert de base pour diluer (propriétés dispersives) et il est autorisé en bio. C’est absorbant et pas relipidant, hydratant et conditionnant. C’est aussi souvent utilisé comme agent masquant qui réduit les odeurs.

L’ingrédient suivant est de l’Aloe Barbadensis leaf juice, c’est du gel d’Aloe Vera. C’est le principal   ingrédient bio qui permet au produit d’être certifié. C’est une vraie substance naturelle, même si on ne sait pas là comment il est obtenu et d’où il provient. En effet, comme pas mal de substances naturelles, l’Aloe Vera est souvent importé en poudre puis réhydraté (comme le jus d’orange). Le double défaut, c’est qu’on ne sait pas toujours bien ce qu’il y a dans la poudre, et surtout que les fabricants peuvent beaucoup réhydrater, c’est-à-dire ajouter beaucoup d’eau, cela sera toujours compté comme l’ingrédient bio, c’est donc une tentation assez courante. L’aloe Vera, c’est réputé cicatrisant pour la peau, avec plusieurs études à l’appui, c’est qualifiant d’agent d’entretien de la peau par l’INCI. C’est un ingrédient qu’on trouve souvent car il a une bonne réputation et est bien vu des consommateurs. Il arrive 3ème dans la liste, cela signifie qu’il y en a une quantité non anecdotique. C’est néanmoins sans doute de l’eau à près de 99%, la concentration de principe actif, l’aloïne, reste donc très limitée.

On a ensuite un ingrédient très fréquent, la Glycérine ou Glycérol, qui est utilisé dans de nombreuses compositions comme solvant, car il améliore l’onctuosité et la lubrification des préparations, il est faiblement toxique, présente des affinités avec l’eau, et est aussi utilisé dans des dentifrices, savons, sirops et suppositoires. Les fabricants l’aiment beaucoup, on en trouve partout, c’est un humectant utilisé depuis longtemps dans de très nombreuses préparations. Il est naturellement présent dans des graisses animales et végétales. Son intérêt dans une crème est que ça absorbe bien l’eau (c’est hygroscopique) et que c’est un solvant assez neutre qui apporte une bonne sensation d’hydratation.

Le suivant, c’est l’agent émulsifiant, le Polyglyceryl -3 Methylglucose Distearate, qui est l’ingrédient indispensable pour que puissent se mélanger l’eau et l’huile. Celui-ci est un émulsifiant issu d’un végétal naturel que l’on ne trouve pas très fréquemment, sans PEG (les polyéthylène Glycol, de mauvaise réputation). Il a des propriétés émollientes et donne une sensation de douceur.

Le Butyrospermum parkii butter est le nom du beurre de karité, issu d’un arbre africain, qui est aussi un des ingrédients bio, une des substances végétales non transformée. Les noix de karité sont très utilisées en cosmétique, le beurre obtenu est qualifié d’agent d’entretien de la peau et, pour une crème, c’est aussi un agent de contrôle de la viscosité. Dans le cas de ce produit, il arrive en bonne position dans les ingrédients, cela signifie qu’il y en a une quantité significative, alors qu’il est souvent mentionné sur l’étiquette mais très loin dans la composition, c’est-à-dire présent en quantité anecdotique.

L’ingrédient suivant est un émulsifiant (donc co-émulsifiant dans notre cas), le Glyceryl stearate citrate, qui est émollient, c’est-à-dire qu’il adoucit, assouplit, et qualifié d’agent d’entretien de la peau. On le trouve assez souvent dans les cosmétiques. Il existe sous forme synthétique ou végétale. Dans la forme végétale, il est dérivé d’huiles végétales avec de l’acide citrique. Cet ingrédient permet de stabiliser la consistance.

L’ Argania spinosa kernel oil est le nom INCI de l’huile d’Argan. C’est un ingrédient bio dans ce produit, extrait du noyau de la noix de l’arganier. C’est un émollient, agent d’entretien de la peau, apprécié et présent dans de nombreux cosmétiques. Il est utilisé depuis très longtemps dans les recettes de beauté des femmes marocaines. C’est une huile contenant un éventail assez large d’acides gras, qui présente des propriétés antioxydantes et nourrissantes, qui est donc intéressante pour le soin de la peau. La production traditionnelle nécessite un travail important, ce qui la rend assez coûteuse. Il y a donc des productions de moindre qualité qui sont utilisées, notamment sans grillage et pétrissage traditionnel de la pâte. Il faut donc être vigilant sur l’origine de l’huile et sur son mode de production.

La Brassica campestris seed oil est de l’huile de colza, qui est bio dans ce produit. Elle est plus rarement présente dans les cosmétiques, elle n’a pas une aussi bonne image que les précédentes. Elle est néanmoins qualifiée d’agent d’entretien de la peau. C’est émollient et hydratant, et obtenu par pression à froid des graines.

Là, on a vu les ingrédients classiques, qui sont pour schématiser les diluants ou excipients et les ingrédients actifs, avec surtout des diluants et peu de principes actifs comme souvent dans le cas de notre crème, ces ingrédients posent donc peu de véritable souci, ils sont tout de même un petit peu susceptibles d’encrasser l’épiderme. Ce sont ceux qui apportent l’essentiel de la sensation d’hydratation, qui nourrissent la peau. On va continuer avec les plus petits ingrédients, comme les conservateurs, qui sont un sujet souvent plus sensible. On a vu l’essentiel du produit en quantité, les bases (l’eau, l’huile, l’émulsifiant et l’humectant) et les principes actifs, généralement moins importants en quantité. On va passer aux petits composants, les additifs, qui peuvent être synthétiques jusqu’à 5% du produit mais dont une liste limitée est autorisée en bio (ceux qui peuvent aussi se trouver à l’état naturel dans une plante), et on a pour recommencer directement le Benzyl alcohol qui est un conservateur autorisé en bio, mais qui est classé dans les allergènes réglementés, c’est-à-dire que sa quantité doit être limitée (à 0,001% pour les produits sans rinçage). Le conservateur a pour but d’inhiber le développement bactérien. Il est naturellement présent dans des plantes et fruits, comme la pomme, l’abricot, le cassis. Il est assez fréquemment présent dans les cosmétiques, ce qui pose la question de l’exposition cumulée, sujet sur lequel nous reviendrons quand nous nous pencherons sur les allergènes plus en détail.

L’ingrédient suivant est juste intitulé Parfum, et c’est un des défauts de la liste INCI, car derrière ce terme lapidaire peuvent se cacher de nombreuses molécules. Les fabricants ont obtenu de ne pas en préciser davantage pour leur secret de fabrication. Néanmoins, pour 27 molécules répertoriées comme allergènes, si elles sont utilisées au-delà d’une certaine concentration, elles doivent être explicitement mentionnées à la fin de la liste. Le but du parfum peut être triple : il peut être parfumant, ou simplement masquant, servant à réduire l’odeur de base de certains ingrédients, ou même déodorant. L’odeur est un critère de vente essentiel, on va toujours privilégier une crème qui sent bon, et c’est également nécessaire en bio pour masquer l’odeur naturelle des substances utilisées.

Le Sodium benzoate est un second conservateur d’origine synthétique, mais compatible bio.  C’est le E211, qui est utilisé comme antifongique dans les cosmétiques mais aussi dans l’alimentaire. Il est réglementé avec une concentration maximale de 0,5% en acide dans les produits non rincés. Il est fabriqué à partir de l’acide benzoïque, lui-même dérivé du benzène. Il existe naturellement dans certains fruits, les prunes et les pommes par exemple. Il est assez présent dans les cosmétiques mais aussi dans les gels douches et shampooings et mêmes dans les lingettes intimes. Comme il est présent assez largement dans l’alimentation aussi, notre exposition peut être non négligeable, et des associations de consommateurs l’ont soupçonné de déclencher des allergies et de favoriser l’hyperactivité chez les enfants qui le consomment dans les boissons aromatisées. Mais dans les cosmétiques, l’exposition reste cependant moindre, et c’est un produit assez inoffensif.

La Xanthan gum est la gomme xanthame (le E415), c’est un additif utilisé en alimentaire et en cosmétique, autorisé en bio, d’origine végétale ou synthétique. Cela sert à stabiliser l’émulsion, c’est un agent épaississant et fixant. Elle est obtenue par fermentation de glucose avec une bactérie. Son étude a conclu à son innocuité en Europe ou elle n’est pas réglementée en cosmétique, alors qu’elle l’est aux Etats-Unis. Elle est assez largement utilisée dans les crèmes.

L’ingrédient suivant, le Stearyl alcohol ou alcool stéarylique ou Octadenol est un alcool gras autorisé en bio, utilisé comme stabilisateur d’émulsion ou agent de contrôle de la viscosité, opacifiant et tensioactif. Le CIR (Cosmetic Ingredient Review) a conclu à son innocuité, mais le CIR a été constitué par les grands fabricants américains, il est donc très tolérant. Il n’est pas très populaire car les gens s’arrêtent à l’idée qu’un alcool est agressif et asséchant, or, il s’agît d’un alcool gras issu de l’huile de palme ou de coco, qui est tout à fait correct.

Le Phytic acid ou acide phytique (additif E391) est compatible bio, c’est un agent de chélation (c’est à dire qu’il réagit avec des ions métalliques pouvant affecter le produit cosmétique, comme le calcium, pour les capturer) et aide à stabiliser le PH. Assez peu présent dans les crèmes, c’est en fait le substitut végétal de la très controversée EDTA, issu de céréales ou légumineuses. Il peut figurer dans l’alimentation comme antioxydant mais est décrié, car pouvant gêner l’assimilation de minéraux. Dans une crème, en plus de chélater, il serait anti-âge (effet anti-radicalaire) et anti-inflammatoire, voire même selon certaines sources, régulateur du sébum, clarifiant et purifiant pour la peau. Cependant, je n’ai pas vu d’étude le démontrant et les quantités concernées ici sont très faibles.

Le Sodium hydroxide (additif E524), est appelé communément soude caustique. Autorisé en bio mais réglementé, il est utilisé en cosmétique surtout pour les savons solides et les gels douche. Dans une crème, c’est un régulateur de PH et un conservateur, utilisé bien sûr en petite quantité. Il n’est dangereux qu’utilisé pur et en grande quantité.

Le Tocopherol (additif E307) correspond aux composantes de la vitamine E. Il est compatible bio, et se trouve dans plusieurs huiles végétales. Il existe aussi sous forme synthétique. Le CIR a conclu à son innocuité. C’est un antioxydant présent dans de nombreux cosmétiques pour la conservation, et également dans des produits alimentaires.

Enfin, l’Helianthus annuus seed oil, c’est de l’huile de tournesol, qui contient de l’acide linoléique (omega 6) et de la vitamine E, hydratant et antioxydant. C’est un émollient, mais présent en faible quantité dans notre crème, il est vraisemblablement mélangé avec le tocopherol, qui est un ingrédient se présentant souvent ainsi, en mélange.

Globalement, les ingrédients sont plutôt corrects, il n’y a rien de controversé ou polluant, même si on ne dispose pas d’indications sur leur origine et leur qualité. Il y a nettement plus d’ingrédients transformés à partir de sources végétales (87%) que de substances naturelles authentiques (11%). Pour les additifs, comme bien souvent, qu’on relève quelques points d’attention et questions, en particulier pour les conservateurs, Benzyl Alcohol et Sodium Benzoate, qui peuvent devenir allergènes en raison de l’exposition cumulée vraisemblable à ces ingrédients, mais qui restent très soft par rapport à d’autres produits, et le parfum qui n’est pas décrit, la description n’étant pas obligatoire. Malheureusement, le fait d’avoir de l’eau ou d’utiliser des ingrédients naturels et végétaux accroît le besoin de recourir à des conservateurs, sous peine d’avoir des produits qui périssent ou se dégradent vite. C’est donc un équilibre à trouver en ayant recours de manière raisonnable à des conservateurs ayant prouvé leur innocuité. Si on voulait se passer totalement de conservateurs, il faudrait utiliser des onguents qui ne contiennent pas d’eau à la place des crèmes. Ce n’est pas pratique, nous ne sommes pas forcément près à cela.

Bref, vous l’avez compris, la labellisation bio est une belle avancée pour s’assurer de ne pas utiliser de substances nocives pour notre organisme et pour l’environnement, et on a globalement un produit correct. Par contre, on est loin de l’utilisation de substances végétales à l’état naturel, c’est une industrie qui recourt maintenant massivement à des ingrédients très transformés, permettant d’obtenir des produits plus onctueux, plus stables, donnant une meilleure sensation sur la peau (pas huileux par exemple), mais comme dans l’agro-alimentaire, on perd aussi les vertus originales des végétaux.